Histoire de Mazeos et de Karthalon 7,1 C'est pourquoi, les puissances divines s'étant détournées d'un si grand crime, alors qu'ils avaient longuement combattu sans succès en Sicile, ils transférèrent la guerre en Sardaigne et furent vaincus dans une dure bataille après avoir perdu la plus grande partie de leur armée ; 2 à cause de cela, ils ordonnèrent d'exiler, avec la partie de l'armée qui avait survécu, leur général Mazeos28, sous les auspices duquel ils avaient dompté une partie de la Sicile et accompli de grands exploits contre les Africains.
3 Les soldats, qui supportaient difficilement cette décision, envoient des délégués à Carthage, qui demandent, d'abord, le retour et la grâce de la troupe infortunée, puis proclament qu'ils obtiendront par les armes ce qu'ils ne pourraient avoir par leurs supplications. 4 Comme les supplications et les menaces des délégués avaient été rejetées avec mépris, au bout de quelques jours, les soldats, s'étant embarqués, approchent en armes de la ville ; 5 là, ils attestèrent les dieux et les hommes qu'ils ne venaient pas pour s'emparer de leur patrie, mais pour la recouvrer, et pour montrer à leurs concitoyens que ce n'était pas le courage qui leur avait manqué dans la guerre précédente, mais la bonne fortune ; 6 en coupant les approvisionnements et en assiégeant la ville ils amenèrent les Carthaginois au plus haut point du désespoir.
7 Pendant ce temps, alors que Karthalon, le fils du général exilé Mazeos, passait devant le camp de son père en revenant de Tyr où il avait été envoyé par les Carthaginois porter à Hercule29 les dîmes sur le butin de Sicile que son père avait pris, et qu'il avait été appelé par son père, il répondit qu'il devait exécuter d'abord les devoirs de la relivion civique avant ceux de la piété filiale privée. 8 Bien que le père trouva la chose choquante, il n'osa cependant pas faire violence à la religion. 9 Des jours s'étant passés, alors que, le peuple ayant réclamé des vivres, Carthalon était revenu auprès de son père et qu'il se présentait aux yeux de tous paré de la pourpre et des insignes du sacerdoce, à ce moment son père lui dit après l'avoir emmené à l'écart :
10 "As-tu bien eu l'audace, tête très impie, paré de ta pourpre et de ton or, venir devant les regards de tant de malheureux citoyens et pénétrer dans un camp désolé et en larmes comme quelqu'un qui est plein de joie, les insignes d'une quiète félicité flottant autour de toi ? N'as-tu pu parader nulle part ailleurs ? 11 N'y avait-il aucun moment plus adapté que le deuil du père et les malheurs d'un exil infortuné ? 12 Et que dire de ce que, appelé peu auparavant, tu as orgueilleusement méprisé, je ne dis pas ton père, mais le général de tes concitoyens ? 13 Enfin, que portes-tu, toi, dans ta pourpre et tes couronnes, d'autre que les titres de mes victoires ? 14 Puisque donc, toi, tu ne reconnais dans ton père rien d'autre que le nom d'un exilé, moi, pour ma part, je m'estimerai généralissime plus que père et je déciderai de faire un exemple contre toi afin que, après cela, personne ne raille les malheurs infortunés de son père."30 15 Et ainsi, il ordonna de le clouer avec ses ornements sur une très haute croix, en vue de la ville.
16 Ensuite, après quelques jours, il prend Carthage et, après avoir convoqué le peuple en assemblée, il se plaint de l'injustice de son exil, allègue comme excuse la nécessité de la guerre et dit que, se contentant de sa victoire, il fait grâce à tous, une fois punis les auteurs de l'exil injuste de malheureux citoyens. 17 Et ainsi, après l'exécution de dix sénateurs, il rendit ses lois à la ville.
18 Peu après, accusé lui-même d'avoir aspiré au trône, il paya le prix de son double parricide, sur son fils et sur sa patrie. 19 Magon31 lui succéda comme généralissime ; du fait de son activité, les richesses des Carthaginois, les frontières de l'empire et les louanges de gloire militaire s'accrurent.
1 Alexandre le Molosse, cf. supra 17,3,14-16 pour le lien familial erroné établi par Justin entre Pyrrhos et le roi d'Épire Alexandre Ier.
2 Ptolémée (296-272) est le fils de la première épouse de Pyrrhos, Antigonè.
3 Voir 17,2,15 où Trogue Pompée suit une autre source.
4 En mai 280 a.C.
5 Alexandre II (né c.294, c.250), fils de Lanassa, la deuxième épouse de Pyrrhos.
6 Hellènos est le fils de la troisième épouse de Pyrrhos, Bircenna.
7 P. Valerius Laeuinus, consul en 280 a.C.
8 Le corps expéditionnaire de Pyrrhos comptait 20 ou 50 éléphants, 3000 cavaliers et 23500 fantassins
9 La bataille d'Héraclée, en juil. 280, est une lourde défaite romaine : le consul s'enfuit du champ de bataille, et Pyrrhos fit beaucoup de prisonniers.
10 S'il s'agit bien de la bataille d'Ausculum, livrée pendant l'été 279, sous le consulat de P. Sulpicius Caverrio et P. Decius Mus, il y a un hiatus chronologique d'un an qui indique que Justin a procédé à une coupure importante dans le texte de Trogue Pompée.
11 Sous la menace carthaginoise, les Siciliens avaient fait appel à Pyrrhos : ils lui offraient Syracuse, Agrigente et Léontinoi.
12 En 279 a.C.
13 Réflexion de Trogue Pompée ou peut-être de Justin qui rapporte une anecdote tirée d'une autre source que sa source principale.
14 Ptolémée II Philadelphe ; l'ambassade est de 273 a.C.
15 L'omen est un présage offert que l'observateur est libre d'accepter ou de refuser selon la signification qu'il lui donne. Ici, le don de couronnes d'or est accepté comme signifiant que la royauté d'Égypte passera aux Romains dans un futur indéterminé.
16 Ap. Claudius Pulcher Caecus, le fameux censeur de 312, qui avait été plusieurs fois consul par la suite, s'était opposé à la conclusion d'une paix avec Pyrrhos, entre la défaite d'Héraclée et la semi victoire d'Ausculum, en prononçant au sénat un discours resté célèbre.
17 En sept. 278 a.C. La suite des aventures de Pyrrhos, en Sicile, en Italie et en Grèce, est racontée par Justin aux livres XXIII et XXV.
18 Justin veut dire que les esclaves ont épousé les femmes de leurs anciens maîtres, bien que ce ne soit pas précisé.
19 Trogue Pompée a suivi ici une source favorable à Alexandre qui invente une "excuse" pour l'attitude du conquérant à l'égard de Tyr. Alexandre s'empara de Tyr en 332 a.C. Une autre version de la prise de Tyr se trouve supra, 11,10,6-14 (source probable : Clitarque d'Alexandrie).
20 Utique aurait été fondée vers 1100 a.C., un peu après Gadès, la plus ancienne colonie punique en occident, mais les plus anciennes traces archéologiques ne sont pas antérieures au VIIIe s.
21 Ce roi n'est pas nommé dans la tradition manuscrite : une glose ou une correction marginale multo, passée dans le texte de i, et corrigée par les edd. en Mutto tente de lui restituer son nom, mais la correction est difficilement acceptable. Ménandre d'Éphèse (c.200 a.C.), cité par Flavius Josèphe (App., 125), nomme Mattèn, ou Mettèn le prédécesseur de Pygmalion: "à Mattèn succéda Pygmalion qui vécut cinquante-six ans et régna quarante-sept ans. Dans la septième année de son règne, sa sœur s'enfuit et fonda en Libye la ville de Carthage". En fait, le roi dont il s'agit est sans doute Straton, à la succession duquel Trogue Pompée revient après deux digressions.
22 Le terme employé par Justin : gener, traduit ici le grec khdesth/s (tout parent par alliance), d'où le sens inhabituel.
23 Déjà la fides punica, qui trompe même les dieux Mânes !
24 Une tente nomade (mapalia), je suppose.
25 Cf. Virgile, Aen., 1, 441-445 :
Lucus in urbe fuit media, laetissimus umbrae,
quo primum iactati undis et turbine Poeni
effodere loco signum, quod regia Iuno
monstrarat, caput acris equi ; sic nam fore bello
egregiam et facilem uictu per saecula gentem.
Ce type de présage et son interprétation semble plus latin que sémitique : Tite-Live (1,55,5-6) raconte qu'en creusant les fondations du Capitole, les terrassiers trouvèrent une tête d'homme aux traits intacts, présage qui fut interprété comme annonçant que la Ville sera à la tête du monde.
26 On voit que le prince troyen Énée, ancêtre de la nation romaine, n'apparaît pas dans cette version de l'histoire romanesque de la fondatrice de Carthage. L'histoire des amours d'Énée et de Didon-Élissa qui se termine par la mort tragique de la reine qui se tue par désespoir de la trahison d'Énée, se forme lentement chez les poètes latins, à partir de Naevius, pour trouver sa version définitive dans l'Énéide de Virgile.
27 L'historiographie antique s'accorde à donner une date haute à la fondation de Carthage. En ce qui concerne Justin, s'il reprend bien ici une datation de Trogue Pompée, et étant donné que ce dernier écrivait à une époque où les chronographes considéraient que Rome avait été fondée la troisième année de la sixième Olympiade (=754/3 a.C.), nous obtenons la date de 825/4 a.C. Au IIIe s. a.C., Timée de Tauromenion donnait comme date de fondation de Carthage et de Rome 38 ans avant la première Olympiade, c'est à dire 814 a.C. selon notre calendrier. Pour Velleius Paterculus (1,6,4), Carthage fut fondée 65 ans avant Rome ; pour Tite-Live, d'après la periocha 61, Carthage fut prise par Scipion Émilien (146 a.C.) 700 ans après sa fondation. Les premières traces archéologiques sur le site de Carthage ne remontent pas au delà de 750.
28 Les expéditions de Mazeos pourraient dater des environs de 550 a.C.
29 Le dieu phénicien Melqart, dont le nom signifie "maître de la cité", honoré à Tyr et à Carthage, a été assimilé par les Romains à Hercule.
30 Le discours est en style direct, ce qui n'est pas conforme aux principes de Trogue Pompée. Le développement ressemble à un exercice d'école et est peut-être une amplification de Justin.
31 La famille des Magonides est prépondérante à Carthage à partir de c.530.